Interview de Carina Rozenfeld – Partie 2

Doregon 01Comment t’es venue l’idée première des Portes de Doregon ?

Alors, c’est vraiment parti de pas grand chose, comme quoi parfois il suffit juste d’une étincelle pour allumer un bon feu.

Tout a commencé avec un rêve que j’ai fait qui m’a vraiment marquée. Il y a des rêves qui nous marquent, même après le réveil : on sent qu’ils sont plus présents que d’autres, plus forts, c’était vraiment le cas de celui-là. Pourtant, il ne se passait rien d’exceptionnel, mais peut-être qu’il fallait que je m’en souvienne d’une façon ou d’une autre pour… lancer une nouvelle histoire !

Il s’agissait d’une jeune fille qui rentre dans une librairie et qui voit le libraire : elle le connaît,  elle est amoureuse de lui, elle l’embrasse… et lui ne la connaît pas.

Et quand je me suis réveillée, je me suis demandé « comment quelqu’un peut-il être amoureux d’une personne qui ne la connaît pas ? ». Cette idée m’a vraiment travaillée et j’ai ainsi voulu écrire leur histoire pour répondre à cette question. C’est alors devenu beaucoup plus fou, beaucoup plus grand…

Mais je pense que comme je suis partie d’un tout petit point de départ, sans savoir où j’allais, les possibilités étaient multiples.

Doregon 02En général, j’ai déjà une idée globale de mon histoire. Par exemple pour Les Clés de Babel, j’avais déjà le concept de mon histoire : la tour, le désir des personnages d’en sortir, les clés, etc… Je peux faire un résumé en deux lignes du roman, car l’idée de base est claire, et je l’ai bien en tête. Mais pour Doregon, je n’avais rien. Je suis partie comme ça, j’ai écrit cette scène pour seul point départ, et je me suis dit « allons-y ! ».

Et puis ça a grossi, grossi, c’est devenu Doregon, avec tous ses univers les uns après les autres, les interstices, les lymbiotes, les lignes du temps… Et je crois que j’ai vraiment laissé parler entièrement mon imagination, peut être même sans limites car justement je n’avais pas de but précis. Je pouvais me balader où je voulais et laisser courir…

Ça a alors donné cette histoire, et quand je la faisais lire à mes amis et ma famille, ils me disaient (notamment ma mère) : « mais où vas-tu chercher ces idées ? ». Et bien je n’en savais rien, ça venait ! Je m’étonnais parfois moi-même des endroits où elles me menaient. C’était vraiment une expérience intéressante de se dire, « je me laisse complètement porter ».

Alors qu’en temps normal je peux répondre « oui » quand on me demande « tu sais à peu près comment ça va se finir ? », pendant longtemps je ne savais pas du tout où j’allais dans le cas de Doregon. Je partais comme ça à l’aventure, même si ça s’est structuré au fur et à mesure.

Pendant environ les trois-quarts du premier tome, je me suis laissée porter…

En tout cas, c’est un monde très dense. Parfois je me dit que j’aimerais bien y retourner, explorer d’autres éléments, car je pense qu’il y a encore beaucoup de possibilités… Mais je ne n’ai pas encore eu l’idée pour que ça vienne. Si elle arrive ce sera avec plaisir que je retournerai dans cet univers.

neuf-princes_d_ambrePourquoi le monde de la peinture ? As-tu un lien particulier avec cet Art ?

Non, pas spécialement, mais j’ai une mère qui adore ça et qui peignait beaucoup à un moment. Mais personnellement, je suis nulle en peinture, il ne faut pas me demander de prendre un pinceau. J’ai pris quelques cours de dessin et de peinture et ça n’était pas extraordinaire.

Je pense que c’était surtout une envie à un moment donné qui a influencé ce choix. Il y a une série de livres que j’adore qui s’appelle Les Princes d’Ambre de Roger Zelazny : l’idée que l’on puisse communiquer grâce à des cartes (des jeux de cartes) était très intéressante. Cela a été écrit à une époque où les téléphones portables n’existaient pas encore et l’un des personnages, Corwin, pouvait communiquer avec sa famille grâce à des carte illustrées à l’effigie de ses frères et sœurs. Il regardait une carte qui s’animait alors, et il pouvait ainsi voir un de ses frères, par exemple,  et communiquer avec lui, comme s’il composait un numéro de téléphone.

neuf-princes_d_ambre 02Il y a une scène en particulier dont je me souviens, où Corwin est enfermé dans un cachot, on lui a brûlé ou crevé les yeux, je ne me souviens plus exactement… et il avait le pouvoir de rendre réelles les images qu’il voyait et qui étaient peintes par un magicien qui travaillait pour sa famille. Il pouvait alors rentrer dans ces images. Et je me souviens de cette scène (où il est tout de même un super-héros à sa manière) où Corwin a sa vue restaurée, et à partir de ce moment là il devient capable de voir et d’utiliser un un paysage peint sur un mur, et il s’enfuit de ce cachot par cette création…

Cette scène m’a vraiment marquée, et même bien plus que je ne l’imaginais. Je ne serais peut-être pas capable de raconter toute l’histoire de la saga des Princes d’Ambre, ce passage en particulier m’a vraiment marqué. Et je crois que c’est à partir de ce dernier que j’ai construit l’idée de rentrer dans les peintures et que je l’ai développée… avec tout ces tableaux, toutes ces possibilités, toutes ces ouvertures vers d’autres univers.

Je pense que c’est plus à partir de ça plutôt qu’une envie d’explorer vraiment le monde de la peinture. Je ne m’y connais pas assez pour en parler de façon concrète ou avoir des termes précis. Ce n’était donc pas forcément l’envie de parler de la peinture, mais d’utiliser la peinture comme support pour mes idées.

 

Doregon 03L’univers de Doregon est très dense et recèle une mythologie originale et exceptionnelle, comment ces nouveaux mondes te viennent à l’esprit ? Création pure ? Inspiration à partir de certaines œuvres ?

C’est un peu des deux, il y a des moments où je m’amuse avec les œuvres d’autres artistes, il y a notamment le monde de Dali. L’idée que ces artistes qui peignent et qui imaginent des univers soient des créateurs et que ces univers existent réellement quelque part, c’est séduisant. C’est un peu comme un rêve qui se concrétise, quand on voit des tableaux, parfois on est tellement transporté par ce que les artistes ont pu faire que l’idée de pouvoir y plonger laisse rêveur…

J’utilise donc à la fois comme un hommage et comme un jeu les œuvres d’artistes qui ont existé et qui existent ; et puis ensuite créer mes propres univers en laissant encore une fois courir l’imagination.

Qu’est-ce que je pourrais imaginer ? J’ai une porte vers un monde, qu’est-ce que je veux trouver dans ce monde ? C’est comme cela que ça m’est venu… C’est donc un peu un mélange de tout !

Pour la fameuse bibliothèque infinie que l’on retrouve dans Doregon, des sources d’inspiration également ?

Je pense que c’est le fantasme de tout lecteur ! Le côté infini, l’idée d’avoir une bibliothèque à disposition et qui n’a pas de fin… Doctor Who screenCe qui est drôle, c’est qu’après j’ai découvert un double épisode de Doctor Who (dans la saison 4, qui s’appelle la Bibliothèque des Ombres en français) où il arrive sur une planète qui est une bibliothèque, la planète entière en est une ! Et ce qui est incroyable, c’est que la trilogie Doregon était déjà sortie de puis  un moment quand je l’ai vu.

Et dans cet épisode, il y a cette bibliothèque immense… et il y a également un personnage qui s’appelle Docteur Moon (un personnage principal de Doregon s’appelle Moone), le méchant de l’histoire, c’est l’Ombre, il ne faut pas qu’ils aillent dans l’Ombre sinon ils se font dévorer (l’ennemi dans Doregon génère une ombre destructrice). Et c’est le premier épisode où le Docteur rencontre River Song. Elle le connaît déjà, on sent le lien affectif entre eux grâce à elle, mais lui ne la connaît pas, exactement comme Mia et Josh au début de la trilogie. Quand j’ai vu cet épisode, je me suis dit que Steven Moffat et moi on allait certainement puiser dans la même sphère d’idées ! Il y a avait tellement de choses en commun dans ces deux épisodes ! C’est absolument génial que l’on puisse retrouver des éléments communs qui créent deux histoires qui, au final, n’ont rien à voir et en même temps, quand ont dit que les idées sont universelles… je crois beaucoup à cette idée de sphères où nous les artistes nous allons piocher notre inspiration…

On dit souvent que l’on est « dans l’air du temps », ou bien qu’il y a un courant de pensées vers quelque chose. Je ne pense pas que ça soit un hasard que plusieurs idées ayant des points communs jaillissent à peu près en même temps.

J’aurais adoré avoir le numéro de Steven Moffat pour lui dire « Mais c’est dingue ! Lis mon histoire, tu vas être étonné  ! »

Curieusement, Doregon est l’un de mes livres les moins connus. J’ai encore eu un article où une jeune fille parlait des trois volumes en même temps, qui a adoré ; elle m’a laissé un mot sur Twitter et je l’ai remerciée en lui disant que ça me faisait plaisir car ce n’est pas forcément la série que les gens connaissent le plus de moi. Alors que c’est peut-être l’une des plus complexes que j’ai eu à écrire. Mais je sais aussi qu’il y a des gens pour qui c’est trop complexe, il y a une personne qui est venue me voir, elle avait lu la Quête des Livres Mondes et elle a enchainé sur Doregon, elle m’a dit « Je n’ai rien compris ». Après, elle était peut être un peu trop jeune aussi…

C’est un risque que je prend à chaque fois, je pourrais très bien prendre un univers que les gens aiment bien et faire une quinzaine de tomes dedans en me disant que comme ça, j’ai un public tout acquis qui a ses repères, etc. Mais je casse tout à chaque fois, je reconstruit tout, je change de genre, je change d’univers, je change de période…. Je fait de la science-fiction, du fantastique, de la romance, je m’essaye à chaque fois à un style différent car je n’aime pas faire tout le temps la même chose. Je sais qu’à chaque fois, c’est le côté « il faut que j’arrive à acquérir à nouveau le public à chaque nouveau projet ». Les personnes qui m’ont aimée sur un genre d’histoire ne vont pas nécessairement m’aimer sur l’autre, va se méfier ou va se dire « ça ne ressemble pas ». Mais je préfère prendre ce risque et m’amuser plutôt que d’écrire tout le temps la même chose.

GENRE : Interviews
TRANCHE d´ÂGE :

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